Enquête du « New York Times » sur la branche de l’Etat islamique chargée « d’exporter la terreur »

9:18 - August 07, 2016
Code de l'info: 3460565
Rukmini Callimachi, journaliste qui couvre pour le New York Times les groupes djihadistes, et particulièrement l’organisation Etat islamique (EI), a publié une enquête saisissante sur les rouages de l’organisation, et particulièrement de sa branche de renseignement chargée de recruter et de former des combattants étrangers, appelée « Emni » en arabe.
Enquête du « New York Times » sur la branche de l’Etat islamique chargée « d’exporter la terreur »
Sur la base de témoignages d’anciennes recrues, dont un Allemand actuellement en prison dans la ville de Brême après avoir passé quelques jours en Syrie, et « de milliers de pages de témoignages de services secrets français, belges, allemands et autrichiens », elle décrit le fonctionnement d’une unité extrêmement bien organisée au sein de l’EI dont la mission est « d’exporter la terreur ».

Du renseignement interne à la violence externe. A l’origine, l’« Emni » est chargé du renseignement dans les territoires contrôlés par l’EI. Son rôle aujourd’hui est d’organiser les attentats et les attaques à l’extérieur dans plusieurs régions du monde, notamment en Europe, en Asie et dans les pays arabes, selon les informations recueillies par le New York Times. L’unité a la capacité de prendre des décisions en quasi-autonomie par rapport au reste de l’EI, recrutant et répartissant les hommes comme elle l’entend, en les renvoyant par exemple dans leur pays d’origine pour des « missions ».
Sous le commandement d’Abou Mohammed Al-Adnani. Présenté habituellement comme le porte-parole de l’EI et un des derniers hauts responsables à être apparu dans des vidéos de propagande au cours de l’été, Al-Adnani est en réalité plus influent selon le New York Times, recoupant des informations déjà publiées par Le Monde : son rôle est également d’inspirer et coordonner des attaques menées à l’étranger pour le compte de l’Emni.

Derrière les attentats de Paris, de Bruxelles, de Sousse. Selon l’enquête de Rukmini Callimachi, les terroristes qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015, et Bruxelles le 22 mars 2016, avaient été directement entraînés par cette unité. Un Français revenu de Syrie, interrogé par le New York Times, se rappelle par exemple avoir eu pour clients dans son restaurant de Rakka des membres de l’Emni, « dont Abdelhamid Abaaoud », qui a été tué à Saint-Denis le 16 novembre 2015. Selon les chiffres publiés par le New York Times, au moins 28 personnes directement recrutées par l’Emni ont fomenté des attaques, réussies ou non. Des dizaines d’autres ne sont pas passées à l’acte et pourraient former des cellules dormantes. Le djihadiste repenti détenu en Allemagne indique de son côté que l’Emni avait aussi entraîné l’homme qui a tué 39 personnes en Tunisie le 26 juin 2015.
Les « hommes propres » qui font le lien. Selon l’article de Rukmini Callimachi, les individus qui « passent à l’acte » en se revendiquant de l’EI pourraient avoir un lien moins direct avec l’organisation que ce qu’ils affirment dans leurs revendications. Le djihadiste repenti emprisonné en Allemagne évoque l’existence d’« hommes propres », de récents convertis sans lien avec les groupes radicaux, qui feraient la jonction entre « les terroristes potentiels » et des membres de l’EI en clandestinité, qui les conseillent sur la manière de confectionner une bombe ou de prêter allégeance en ligne.

Des ressources humaines réparties pour consolider un réseau. Une des missions de l’Emni est de répartir ses hommes dans les pays de manière froidement organisée, afin d’augmenter leur efficacité. Le repenti allemand interrogé par la journaliste du New York Times a par exemple été encouragé à rentrer en Allemagne, car des membres de l’Emni lui auraient dit : « nous n’avons pas assez de gens en Allemagne qui soient prêts à faire le boulot ». Concernant la France, ce repenti raconte qu’un de ses amis avait entendu : « ne t’inquiète pas, il n’y a aucun problème », sous-entendant qu’un nombre important de relais de l’Emni se trouvaient sur le territoire français. Dans ce contexte, l’Amérique est soumise à un autre régime, car le retour ou l’arrivée sur le territoire américain est plus difficile. Dans tous les cas, le recrutement et le passage à l’acte sont téléguidés sur Internet, et facilités car « ils peuvent acheter des armes comme ils veulent. Nous n’avons pas besoin d’intermédiaire qui fournisse des armes ».

Utiliser les réseaux sociaux.Avant de parvenir à écrire une telle enquête, Rukmini Callimachi a dû travailler de nombreuses années à infiltrer les réseaux terroristes et gagner leur confiance, comme elle le raconte au magazine Wired dans une interview publiée le même jour que son enquête dans le New York Times.

Après avoir commencé à couvrir le djihadisme en 2006, elle a été correspondante de l’agence Associated Press (AP) en Afrique de l’Ouest au moment où Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) est devenue une organisation à part entière. En 2012, lorsqu’une alliance de groupes salafistes et touareg a pris le contrôle du nord du Mali, avant d’être chassée par les armées française et malienne, « il y avait plus de journalistes à Tombouctou qu’à La Nouvelle Orléans après Katrina », se souvient-elle.

C’est dans ce contexte qu’elle est tombée sur des documents laissés dans leur fuite par les djihadistes, ramassés dans des sacs-poubelles. « On m’appelait l’éboueuse de Tombouctou », raconte-t-elle à Wired. Comme elle ne parlait pas encore arabe, elle s’est fait traduire des dizaines de pages et découvre alors une organisation beaucoup plus complexe que ce qu’elle imaginait.

« À l’époque, personne ne comprenait que je puisse utiliser leurs propres documents comme du matériau pour des reportages. […] La critique, c’était "comment oses-tu donner une voix à ces gens-là ?” […] Mais je pense que notre travail, en tant que journalistes, est de comprendre, et d’apporter des nuances de gris là où l’on voit la réalité en noir et blanc. »
Rukmini Callimachi s’est ensuite mise à observer la propagande djihadiste en ligne, à un moment où celle-ci n’est pas encore considérée comme une source potentielle d’informations. Leur communication est alors « cantonnée à des forums privés avec mot de passe, jusqu’en 2012 ou 2013 », avant de devenir complètement accessible sur Twitter.

Depuis que Twitter fait une chasse plus sévère aux comptes djihadistes, ils se sont tournés vers l’application cryptée Telegram, « beaucoup plus difficile à explorer » selon elle. Elle passe néanmoins plusieurs heures par jour sur l’application, identifiée en tant que journaliste, à suivre des comptes et des chaînes djihadistes.

Sa stratégie est d’avoir une source qui gravite dans le milieu sans être « un membre de l’Etat islamique pur et dur », car ceux-ci ne parlent pas aux journalistes. La plupart du temps, l’identité de ces contacts en ligne n’est pas vérifiable, ils ne peuvent donc pas être cités comme des sources. Mais ils donnent des « indices » dans l’immense jeu de piste qu’est la « djihadosphère », que Rukmini Callimachi s’acharne à décrypter.
Enquête du « New York Times » sur la branche de l’Etat islamique chargée « d’exporter la terreur »
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