Deux monuments millénaires: Les Grandes mosquées de Kairouan et Tunis

10:25 - May 19, 2019
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Conquise de haute lutte au VIIe siècle par les armées arabes, la province byzantine d’Afrique, devenue l’Ifriqiya et gouvernée par des représentants des califes omeyyades puis abbassides, eut Kairouan pour capitale.
Fondée en 670, celle-ci connut son apogée sous les émirs aghlabides qui, ayant réussi à obtenir  du calife suzerain de Bagdad un statut d’autonomie, créèrent un émirat brillant (800-909) dont le territoire s’étendait de la Tripolitaine à l’est algérien et qui, au-delà, exerça sa domination sur Malte et la Sicile. Kairouan, qui du temps du conquérant Oqba Ibn Nâfi’ était davantage un vaste campement qu’une ville proprement dite, devint sous les Aghlabides une véritable capitale, une métropole économique et un foyer actif pour les sciences, les lettres et les arts. Sa position au cœur de la steppe constituait cependant un handicap  qui profita bientôt aux villes – souvent anciennes – du littoral. Tunis, qui abritait l’arsenal, connut ainsi un essor remarquable qui en fit bientôt la sœur rivale de la Kairouan aghlabide. En 836, l’émir Ziyâdat Allah fit reconstruire la mosquée sommairement édifiée au moment de la conquête par Oqba. Une vingtaine d’années plus tard, en 864, ce fut au tour de la mosquée de Tunis de faire l’objet d’une reconstruction à l’initiative de l’émir Abou Ibrahim Ahmed.
 
Mais revenons à la grande mosquée de Kairouan. Encore appelée Jâmi’ Oqba Ibn Nâfi, elle est donc en réalité un monument d’époque aghlabide. Deuxième mosquée d’Afrique après la mosquée de ‘Amr ibn al ‘Âs à Fostât en Egypte, c’est sous l’aspect splendide que lui donnèrent les émirs qu’elle est parvenue jusqu’à nous. Joyau de l’art architectural arabe, elle constitue un bel exemple de mosquée du IXe siècle. Son plan rectangulaire (126 m X 78), quoique gauchi, correspond à la proportion harmonique obtenue grâce la fameuse section d’or (ou nombre d’or: 1,618) chère aux Pythagoriciens puis aux bâtisseurs byzantins et de haute époque musulmane. Comme à la mosquée El Aqsâ et à celle de Samarra, elle comporte des nefs perpendiculaires au mur de la Qibla. Elle est construite en pierre et adopte le modèle dit hypostyle, promis alors à un grand avenir sous nos cieux, c’est-à-dire le modèle  de la salle à colonnes. Celles-ci, ainsi que leurs chapiteaux, proviennent de sites romains ou byzantins et ont été remployés de manière judicieuse par les bâtisseurs. Elles supportent des arcs de pierre en plein cintre outrepassé (ou en fer à cheval) formant dix-sept nefs comme à la mosquée de Médine. La nef axiale, plus large et au plafond surhaussé, forme avec la travée de mêmes dimensions qui longe le mur de la qibla un plan dit «basilical» en T comme à la mosquée Al Aqsâ’ de Jérusalem.
 
 
Le mihrab se présente sous la forme d’un renfoncement à arc de plein cintre légèrement outrepassé supporté par deux colonnes de marbre antique. Le fond est constitué d’une série de très beaux panneaux de marbre ajouré et sculpté à entrelacs floraux et inscriptions en style koufique du plus bel effet. La partie supérieure ou calotte comporte une très élégante frise dorée à terminaison végétale. Quant au mur du mihrab, il possède une série de carreaux de céramique dits «à reflets métalliques » importés d’Iraq qui constitue, de l’avis des spécialistes, le plus ancien exemple connu. La coupole située en avant du mihrab est un chef-d’œuvre d’architecture et de décor. C’est une coupole côtelée en pierre reposant sur un tambour par le moyen de trompes affectant la forme de coquilles. Elle comporte dans sa partie supérieure des colonnettes dont les chapiteaux sont parmi les plus anciens de l’art musulman. Quant aux plafonds, ils sont décorés de peinture à motifs floraux datant du IXe siècle et des périodes postérieures ziride et hafside.Le minbar en bois, délicatement sculpté, est le plus ancien qui nous soit parvenu. La cour, qui occupe près des deux tiers de la superficie globale, est bordée de portiques. Le minaret est l’un des plus anciens de tout le monde musulman.  Situé dans l’axe de la salle de prières, il se compose de trois tours carrées superposées (la plus haute est surmontée d’une coupole) qui attestent l’influence de la Syrie, pays d’origine du minaret carré mais qui s’épanouira au Maghreb et en Andalousie. La pureté des lignes et la majesté des proportions en font un des plus  importants minarets du monde.
 
 
La Grande mosquée de Kairouan est «plus luxueuse et plus colorée que celles de Samarra en Iraq et d’Ibn Touloun au Caire», nous dit l’éminent spécialiste Alexandre Papadopoulo qui observe aussi que son enceinte extérieure avec ses hauts murs crénelés et  leurs robustes contreforts «donne à cette mosquée l’allure d’une forteresse». Il n’est pas exclu qu’ici, comme à la Zitouna de même époque, l’édifice remplissait aussi un rôle défensif et le minaret celui d’une tour de guet en même temps que son usage destiné à l’appel à la prière. Sous les gouverneurs zirides (XIe siècle), la mosquée s’enrichit d’une superbe maqsoura (enclos isolant l’émir et sa suite du reste des fidèles) en bois ouvragé du plus bel effet. Sous les dynasties suivantes, des travaux furent entrepris, comme l’édification par les Hafsides de la porte Lella Rihana ou la reconstruction de la coupole du Bahw au XIXe siècle, mais ils ne portèrent pas atteinte à l’harmonie de l’ensemble aghlabide.
 
 
Conformément à l’usage médiéval, la mosquée de Kairouan, outre sa vocation de lieu de prière, joua un rôle de premier plan dans l’enseignement et la diffusion de l’islam sunnite, des disciplines juridiques et de la langue et littérature arabes. Du Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne,  les noms d’érudits illustres comme Al Labbad, Ibn Abi Zayd, Sohnoun, No’mân et, plus tard, des lignées d’imams, de magistrats et de professeurs, notamment les familles Adhoum, Saddam, Laouani) sont associés à l’histoire du sanctuaire.
 
 
A partir du XIIe siècle cependant, victime de désordres politiques et sociaux qui affectèrent l’Ifriqiya, Kairouan et sa Grande mosquée furent progressivement supplantées par Tunis, devenue définitivement la capitale politique, économique et culturelle du pays; ce qui profita à la mosquée Zitouna. La première version de ce lieu de culte remonte très probablement au temps du gouverneur omeyyade Hassân Ibn Noômân, conquérant de Carthage en 698. Sans doute a-t-elle connu, quelques années plus tard, un embellissement à l’initiative d’un autre gouverneur, Ibn Al Habhâb.
Son appellation de Jâmi’ al Zaytûna ou mosquée de l’olivier est nimbée de légendes. La plus pittoresque, peut-être de source chrétienne, affirme que la mosquée aurait été édifiée à l’emplacement d’une église (ce qui était fréquent partout à l’époque, les églises succédant à des temples païens et elles-mêmes remplacées, comme à Damas ou à Cordoue, par des mosquées). L’église en question abritant la sépulture de Sainte Olive, née à Palerme vers 448  et morte à Tunis en 463, on aurait donné son nom («Zitouna», en arabe)  au nouvel édifice. Ce n’est pas impossible, car les musulmans de haute époque tenaient en haute estime les martyrs chrétiens morts avant la révélation islamique. Plus prosaïque est le récit selon lequel un olivier se trouvant là, on l’aurait gardé au milieu de la cour du masjid, d’où son nom.
 
Quant au monument actuel, il date du règne des émirs Abou Ibrâhîm Ahmed al Aghlabi (856-864) et de son frère Ziyâdat Allah II. De ce fait, et quoique plus petite, la Zitouna présente de grandes similitudes avec sa sœur aînée de Kairouan: un plan en T, un aspect défensif avec des hauts murs et des tours d’angle, une salle de prière hypostyle avec, ici aussi, le recours aux colonnes et chapiteaux antiques (provenant, sans doute, principalement de Carthage) et l’existence d’une superbe coupole en avant du mihrab. Une frise épigraphique  commémorant la construction de cette coupole  en attribue le mérite au calife abbasside Al Musta’în Bi Allah. Les spécialistes ont conjecturé à ce propos. A notre humble avis, il n’est pas exclu de penser que Tunis étant alors un arsenal et un port de guerre, il aurait paru plus politique à Ziyâdat Allah II de rendre hommage à son suzerain, Commandeur des croyants et chef suprême du djihad, et de rappeler, du même coup, à une population tunisoise turbulente, la légitimité abbasside des émirs aghlabides. Il n’est pas impossible non plus, qu’étant donné l’importance de la ville comme point de départ d’expéditions maritimes contre les infidèles, le calife, dans le but de plaire à Dieu, ait décidé de financer la reconstruction du sanctuaire puisque l’inscription fait mention d’un certain Nusayr, mawlâ (intendant esclave) du calife dûment mandaté pour la réalisation de ce projet en l’an 250 /864. En 990-91, Al Mansour Ibn Youssouf, gouverneur ziride, vassal des Fatimides du Caire, y fit édifier le majestueux  portique en avant de la salle de prière et la belle coupole dite du Bahw, une des plus réussies de l’art architectural musulman.
 
 
Grande mosquée de la capitale, la Zitouna fit, comme on l’imagine aisément, l’objet d’un intérêt particulier de la part de toutes les dynasties suivantes. Les Khorassanides au XIe siècle, puis les sultans hafsides (XIIIe-XVe siècle), si attachés à l’embellissement de leur capitale, y procédèrent à des travaux d’extension et de restauration. Trois bibliothèques y furent  créées aux XVe et XVIe siècles  par les émirs Abou Farès Abdelaziz, Abou Amrou Othman et Abou Abdillah Mohamed. Des dépendances, notamment la salle des ablutions monumentale connue sous le nom de Midhat al Sultân, au souk Al Attarîn, contribuaient au confort des fidèles. A l’époque mouradite (XVIIe siècle), une famille d’imams, les Al Bokri, devint si riche et si puissante qu’elle finit par administrer la Zitouna de manière quasi indépendante; sans doute avec l’accord tacite des beys, occupés à combattre, les armes à la main, les dissidences et les conjurations qui secouaient alors le royaume. Les Al Bokri furent ainsi, en 1637, les bâtisseurs du grand portique donnant sur le souk al Faqqa.
 
 
Successeurs des Mouradites, les beys husseïnites (1705-1957), ayant assuré la stabilité au pays et à leur trône, se distinguèrent, à leur tour, par l’intérêt manifesté à la Grande mosquée. Au plan architectural, l’apport beylical consista essentiellement dans l’édification de trois portiques de la cour complétant ainsi le portique ziride. Mais la réalisation la plus spectaculaire fut sans conteste l’édification en 1894, sous le règne d’Ali Pacha Bey III, d’un nouveau minaret dont l’architecture et la construction furent l’œuvre particulièrement réussie de deux maîtres-maçons tunisois, Slimane Al Nigrou et Tahar Ben Saber.
 
Mais l’apport principal de la dynastie consista dans leur intérêt soutenu pour le premier sanctuaire de leur ville dans sa fonction d’université musulmane dont le rayonnement remontait au Moyen Âge, grâce à des oulémas comme l’imam Ibn Arafa, son disciple Al Bourzouli et le grand historien Ibn Khaldoun. Les beys husseïnites (suivis plus tard par certains dignitaires et notables fortunés) se préoccupèrent d’abord des conditions de vie des étudiants et des plus jeunes parmi les cheikhs. Ils furent ainsi de grands bâtisseurs de foyers connus sous le nom de médersas et destinés à l’hébergement, à proximité du monument et en divers endroits de la médina, d’un nombre de plus en plus élevé d’étudiants venus de différentes régions du pays et du Maghreb qui se pressaient aux cours des professeurs de la Zitouna. A la mosquée même, deux bibliothèques, Al Ahmadiya et Al Sâdiqiya, vinrent s’ajouter au fonds hafside. Jusque-là, libre en matière d’organisation, de recrutement et de programmes d’enseignement, comme c’était le cas à Kairouan et partout ailleurs, la mosquée-université de Tunis devint, à partir de 1842, une institution contrôlée par l’Etat, son corps enseignant titularisé et son enseignement organisé. Les cours continuaient cependant d’avoir lieu, comme au Moyen Âge, dans la salle de prière. Les étudiants (talâmidha ou talaba) accroupis en cercle autour de leur maître recevaient un enseignement figé fondé sur la mémorisation des traités et commentaires des «vertueux ancêtres». Les pesanteurs qui plombaient dangereusement l’enseignement traditionnel et l’apparition d’un enseignement moderne dès 1875, avec la création du Collège Sadiki puis, à partir de 1881, l’introduction du très efficace modèle d’enseignement français, avaient fait prendre conscience d’un nécessaire aggiornamento. En dépit des efforts des grands réformistes – dont le plus célèbre fut le cheikh Tahar Ben Achour – et des mouvements de revendication des étudiants (la première grève eut lieu en 1910), l’enseignement arabo-islamique incarné par la Grande mosquée al Zaytûna et ses annexes, pâtissant en outre de la faiblesse des ressources et du népotisme entretenu par certaines dynasties familiales, échoua, malgré de brillantes réussites individuelles, à former une élite définitivement tournée vers la modernité. Quant à la cohabitation, à la mosquée même, de l’exercice du culte et de l’enseignement,  il a fallu atteindre l’année 1958 pour voir le rectorat et les cours de l’Université «al Jâmi’a al Zaytûniya» installés dans un bâtiment à part. A l’issue de l’affaire du ramadan qui, en février 1960, opposa le Président Bourguiba au Mufti de Tunisie El Aziz Djaït et au Recteur Tahar Ben Achour, Al Jâmi’a al Zaytûniya  fut carrément supprimée et remplacée quelque temps plus tard par une faculté de théologie relevant de la jeune Université tunisienne. 
 
 
En tant que lieu de culte, la Zitouna, Grande mosquée de la capitale, a développé une culture religieuse et sociale  très élaborée. C’est ainsi que des  lignées d’imams se constituèrent et dont la légitimité, admise de tous, s’accompagnait d’une vénération transmise, avec solennité, de génération en génération. Nous avons déjà mentionné l’exemple aux XVIIe et XVIIIe siècles de la famille Al Bokri qui dirigèrent la mosquée pendant près de 190 ans. A l’époque des beys husseïnites, ce fut au tour des familles cousines Chérif et Mohsen dont le prestige en tant que descendants du Prophète et naqîb-s al achrâf ajoutait à la vénération dont les membres de cette famille faisaient l’objet  comme grands-imams et imams. Cependant, le pouvoir central, toujours prompt à rappeler à tous son caractère absolu, ne manquait pas, de temps à autre, d’interrompre la succession de telle ou telle auguste lignée par la nomination au poste de premier imam un ouléma nouveau venu dans la ville mais à la science incontestée. Autour du grand-imam, prédicateur, quatre imams, parfois cinq, étaient chargés d’assurer les prières quotidiennes et la prière facultative du trâwîh durant le ramadan. Un nombre considérable de responsables et de  servants, organisés selon une hiérarchie stricte, assuraient, sous l’autorité de l’imam prédicateur, la bonne marche du sanctuaire. Comme, outre la prière hebdomadaire du vendredi et celle annuelle des deux Aïd-s, il s’y tenait également des cérémonies officielles rehaussées, depuis le XIXe siècle, par la présence en grand apparat du souverain et des dignitaires à l’occasion du Mouled et de la Nuit du 27-Ramadan, un protocole élaboré fut mis en place qui perdure vaille que vaille aujourd’hui mais avec beaucoup moins de rigueur depuis la disparition, en 1980, du Cheikh al Imam Mustapha Mohsen.
 
 
Au terme de ce rapide voyage dans le temps, que dire de plus  sinon que les Tunisiens sont en droit de se flatter de la présence sur leur sol des deux plus anciennes mosquées du Maghreb et de la deuxième et troisième de tout le continent. Leur ancienneté millénaire n’a d’égale que leur valeur architecturale heureusement sauvegardée. Les éléments architecturaux et décoratifs à Kairouan et à Tunis tels que le mihrab, le minbar, la maqsoura et le minaret de la Grande mosquée kairouanaise sont des modèles exemplaires de l’art musulman. Les deux coupoles de la Zitouna sont de purs chefs-d’œuvre et son minaret, bien que tardif,  s’inscrit  avec brio dans  le répertoire architectural le plus pur. Il atteste qu’à l’extrême fin du XIXe siècle, nous avions encore des bâtisseurs et des artisans talentueux. Au plan religieux et intellectuel, il convient de retenir que les deux mosquées ont été des foyers particulièrement actifs du malékisme (sans oublier le hanéfisme présent à l’époque aghlabide à Kairouan et, bien plus tard, à la Zitouna) et des sciences religieuses et juridiques. La sclérose de cet enseignement portait en elle un grave péril mais il ne faut pas oublier les grandes figures formées par des maîtres de la Zitouna, mûes par la volonté de réformer la pédagogie et les programmes. Il faut aussi rappeler les sacrifices consentis par les étudiants zitouniens dans la lutte pour l’indépendance du pays et leur rêve pathétique d’une renaissance de l’enseignement religieux.
 
 
Enfin, on voudra bien permettre à l’auteur de ces lignes  de s’honorer ici d’avoir contribué modestement à une meilleure connaissance de l’histoire de ces deux prestigieux sanctuaires et à la sauvegarde de leur patrimoine, en réalisant un ouvrage exhaustif sur la Zitouna et ses hommes à travers les siècles (paru en arabe chez Cérès en 1991) et, en tant que ministre de la Culture, d’avoir interdit, en 2007, l’installation d’un énorme système de climatisation qui aurait défiguré la mosquée de Kairouan et mis en péril la stabilité de sa salle de prière millénaire.
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