« Bismillah » : quand le cinéma devient une arme idéologique en Azerbaïdjan soviétique

10:18 - October 05, 2025
Code de l'info: 3493585
IQNA-Le film muet « Bismillah », réalisé en 1925 par Abbas Mirza Sharifzadeh, occupe une place singulière dans l’histoire culturelle de l’Azerbaïdjan et du monde soviétique.

Loin d’être seulement une œuvre cinématographique marquant les débuts du septième art dans la région, il incarne avant tout un instrument de propagande dans la lutte idéologique engagée par le régime bolchevique contre la religion et les traditions locales. À travers ce film, l’URSS cherchait à miner l’autorité du clergé chiite et à implanter un modèle de société sécularisée, en harmonie avec le projet de construction d’une nouvelle conscience socialiste. Cent ans après sa production, « Bismillah » se lit comme un document visuel de cette confrontation entre foi et pouvoir, mais aussi comme un exemple révélateur de l’utilisation des arts dans le cadre d’un projet politique global.

 

Contexte historique : de l’occupation soviétique à la lutte contre la religion

En avril 1920, la République démocratique d’Azerbaïdjan, née deux ans plus tôt, est envahie par l’Armée rouge et intégrée de force à l’espace soviétique. Deux ans plus tard, elle devient l’une des républiques fondatrices de l’URSS, plaçant le pays sous contrôle direct de Moscou. Pour les dirigeants soviétiques, la société musulmane du Caucase représentait un défi particulier : fortement marquée par le chiisme, structurée autour de réseaux religieux influents et attachée à ses traditions, elle résistait à l’implantation du nouvel ordre idéologique.

 

La stratégie initiale du pouvoir bolchevique ne passa pas immédiatement par la répression brutale, mais par une politique culturelle de persuasion et de déconstruction des repères religieux. Des organisations comme l’« Union des athées militants » furent créées, des journaux et brochures antireligieux diffusés, tandis que les arts – théâtre, littérature, puis cinéma – devinrent les vecteurs privilégiés d’une campagne visant à transformer l’imaginaire collectif. Dans ce cadre, le film « Bismillah » fut conçu comme un outil puissant pour atteindre des populations en grande partie illettrées, pour lesquelles l’image animée constituait un moyen direct et efficace de communication idéologique.

 

Un film au service de la propagande soviétique

Réalisé par Abbas Mirza Sharifzadeh en 1925, le film dure 57 minutes et se situe au carrefour du théâtre, de la propagande et du cinéma muet naissant. Produit à la demande de la Commission des affaires agraires, il s’adressait directement au monde rural et visait à convaincre les masses paysannes de rompre avec les autorités religieuses traditionnelles.

 

L’intrigue et la mise en scène traduisent sans ambiguïté cette finalité. Les personnages religieux y apparaissent comme ignorants, avides et manipulateurs, exploitant la crédulité des fidèles. La pratique religieuse est dépeinte comme une entrave au progrès et un obstacle à la libération du peuple. À l’inverse, les thèmes de la justice sociale, de la modernité et de l’émancipation collective sont associés à l’idéologie révolutionnaire soviétique.

 

La force du film tient à sa dimension quasi-documentaire : il intègre des images réelles de processions religieuses, notamment celles d’Achoura à Bakou, et mobilise des acteurs locaux dont le jeu, inspiré du théâtre, donne au récit une intensité dramatique particulière. Sharifzadeh utilise également un contraste visuel fort entre obscurité et lumière pour suggérer la sortie des masses du « ténèbres de la religion » vers la « clarté socialiste ». Cette rhétorique visuelle, couplée à la charge émotionnelle des images, fit du film un outil redoutablement efficace dans la guerre culturelle que menait le pouvoir soviétique.

 

De la persuasion à la répression : héritages et résistances

Si les années 1920 furent marquées par une campagne de propagande antireligieuse utilisant les arts et la persuasion, la décennie suivante bascula vers une violence systématique. Entre 1937 et 1938, de vastes purges touchèrent l’Azerbaïdjan : des centaines de religieux, écrivains, poètes ou simples citoyens furent arrêtés, déportés ou exécutés. Ironie tragique, Abbas Mirza Sharifzadeh, le réalisateur de « Bismillah », fut lui-même victime de ce système. Accusé d’espionnage pour l’Iran, il fut arrêté et exécuté en 1938, symbole de la logique implacable d’un régime qui ne ménageait pas même ses propres serviteurs.

 

Parallèlement, des figures religieuses comme l’imam Mohammad Pishnamazzadeh s’efforcèrent de maintenir vivante la tradition chiite et l’enseignement religieux. Né à Gandja en 1853, il consacra sa vie à l’éducation, fondant des écoles où l’instruction des filles occupait une place centrale. Malgré des arrestations et des exils répétés, il resta une figure de résistance culturelle et spirituelle face à la sécularisation imposée. Son parcours illustre la persistance d’un attachement profond aux valeurs religieuses dans une société soumise à une politique d’effacement identitaire.

 

Cette tension entre imposition idéologique et résistance culturelle confère au film « Bismillah » une valeur qui dépasse largement le cadre cinématographique : il devient un témoignage sur la manière dont le pouvoir soviétique a tenté d’utiliser l’art comme arme, et sur la résilience des communautés religieuses qui lui firent face.

 

Conclusion

Un siècle après sa réalisation, « Bismillah » n’apparaît plus seulement comme un jalon de l’histoire du cinéma azerbaïdjanais, mais comme un document clé pour comprendre les méthodes de l’ingénierie culturelle soviétique. Le film révèle comment une œuvre artistique peut être détournée de sa fonction esthétique pour devenir un vecteur de domination idéologique. Il illustre également les paradoxes de l’histoire : l’outil de propagande finit par coûter la vie à son créateur, tandis que les traditions religieuses, malgré la répression, survécurent à l’entreprise d’effacement.

 

Aujourd’hui, « Bismillah » conserve une double valeur : artistique, comme témoin du cinéma muet du Caucase, et historique, comme miroir des politiques soviétiques face aux sociétés musulmanes. Il rappelle enfin que l’art, loin d’être neutre, peut se transformer en champ de bataille où se jouent les luttes de pouvoir, de mémoire et d’identité.

4308715

captcha