
Pour Lémis Androni, écrivain et analyste jordanien, ce mécanisme n’est pas une innocente démarche humaniste : il sert à dépolitiser la question palestinienne, à déplacer le centre du conflit de l’occupation et des violations des droits vers des différends identitaires et religieux, et, in fine, à neutraliser les revendications légitimes du peuple palestinien.
Le dix-huitième point de ce plan prévoit d’amorcer un dialogue entre « fils d’Abraham », juifs et musulmans, pour modifier récits et cadres mentaux, en promouvant une version de la « coexistence pacifique » fondée sur l’acceptation de l’autre. Dans la logique du texte, l’acceptation recherchée ne s’adresse pas à un projet colonial qui devrait être remis en cause ; elle exige au contraire que ce soient les Palestiniens qui s’engagent à « déposer » leur hostilité et à accepter les réalités que l’occupant impose. Autrement dit, l’initiative tend à transférer la charge de la réconciliation sur la partie la plus vulnérable et à exonérer Israël de toute remise en question structurelle.
Ce déplacement est dangereux parce qu’il masque l’essentiel : le problème central n’est pas, ou pas seulement, une « méfiance interconfessionnelle » mais une entreprise coloniale raciste dont les conséquences matérielles sont l’occupation, l’expulsion et, selon de nombreux observateurs, des crimes graves. En transformant la question en un conflit religieux, on évacue le cadre du droit international, des résolutions onusiennes et des responsabilités pénales éventuelles. Le discours du dialogue interreligieux peut ainsi servir d’écran de fumée protégeant l’État qui commet des exactions des sanctions et de la reddition de comptes internationales.
L’histoire récente fournit des exemples concrets de cette instrumentalisation. Des cycles de conférences, de séminaires et d’événements interculturels organisés après les accords de paix — entre Israël et l’Égypte, puis avec la Jordanie, puis encore après les accords d’Oslo — ont souvent mobilisé des acteurs disposés à participer. Ces initiatives, pour utiles qu’elles aient été dans certains contextes, n’ont pas modifié l’équilibre des puissances ni garanti les droits fondamentaux des Palestiniens. Elles sont restées limitées et largement symboliques. L’ampleur toutefois a changé avec les accords d’Abraham (2020), où la rhétorique du « fils d’Abraham » a été portée au niveau diplomatique et normalisé politiquement, contribuant à une « normalisation mentale » qui va bien au-delà d’un simple rapprochement diplomatique.
Le projet va encore plus loin lorsqu’on observe certaines prises de position publiques de responsables pro-israéliens influents. David Friedman, ancien ambassadeur des États-Unis en Israël, a formulé une vision qui dépasse la tolérance interconfessionnelle : il a appelé les fidèles des trois religions abrahamiques à reconnaître et à sanctifier le projet d’expansion et de domination israéliens, considérant, explicitement, la souveraineté israélienne sur la Cisjordanie comme une réalité à sanctifier. Sa déclaration, datée du 29 avril 2024, illustre bien ce glissement du religieux au politique : il ne s’agit pas seulement d’« unir les croyants » mais d’obtenir une légitimation religieuse de l’annexion territoriale.
Le recours au dialogue interreligieux comme préalable ou substitut à l’exercice effectif du droit à l’autodétermination revient à présenter la faveur de l’État occupant comme une grâce concédée. Le plan américain, en ménageant cette porte de sortie, prépare un enchaînement d’étapes — certaines ressemblant à des conditions préalables déguisées — qui n’aboutissent pas nécessairement à la reconnaissance réelle des droits palestiniens. Au contraire, elles instaurent une hiérarchie où les droits du peuple palestinien deviennent contingents à son comportement et à son adéquation aux critères imposés par l’autre partie.

Il faut rappeler que la recherche d’un « dialogue » ne devient légitime et efficace que si elle s’inscrit dans un cadre de justice : égalité de droits, fin de l’occupation, retour ou compensation des déplacés, et respect des décisions du droit international. Sans ces conditions minimales, le dialogue se transforme en mécanisme de gestion de la domination, un outil pour anesthésier les consciences et délégitimer les revendications politiques et nationales. L’ambition américaine affichée de « résoudre » le conflit via des outils de réconciliation sociale et culturelle, sans imposer des responsabilités ni exiger la mise en œuvre de normes internationales, ressemble au projet de substituer au droit une morale du pardon asymétrique.
La responsabilité palestinienne, dans ce contexte, est de ne pas se laisser absorber par un récit qui la met sur la défensive morale et l’oblige à « prouver » sa capacité à pardonner pour obtenir des droits. Accepter le dialogue dans ces conditions, c’est courir le risque de normaliser une dépossession progressive sous couvert de rapprochements symboliques. Sans une direction unie et sans un refus clair de ces faux préalables, il sera impossible d’échapper au filet tendu par des stratégies diplomatiques qui visent d’abord à légitimer des faits accomplis.
En conclusion, le peuple palestinien a payé un prix immense et refuse de céder aux pressions qui visent à transformer la lutte pour la libération nationale en une simple opération de rééducation morale. La solution ne peut venir d’un dialogue interreligieux imposé comme condition première, ni d’une « bonté » concédée par l’État occupant. La priorité doit rester la reconnaissance et la mise en œuvre des droits nationaux et historiques du peuple palestinien — et non une suite de dispositifs qui, sous couvert de paix, occulteraient l’injustice et l’occupation.