Christian Bonnaud :

Les études s’intéressent moins à la pensée et la spiritualité islamiques

11:51 - January 14, 2015
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Interview-René Guénon est le premier musulman français à écrire une œuvre et à susciter d’autres musulmans français et essentiellement les intellectuels. Il est né vers la fin du 19e siècle et mort dans les années 50 au Caire. Il est devenu musulman au sommet de l’époque coloniale, quelque chose impensable à l’époque.

Christian Bonnaud est écrivain, traducteur et commentateur du Saint Coran en français.
Yahya Alaoui ou Yahya Bonnaud  est né dans une famille catholique, en 1957 à Freiburg en Allemagne.  A cause de la carrière de son père, il a vécu en Allemagne et en Algérie jusqu’à l’âge de 10 ans, puis il s’est déplacé à Strasbourg en France.
Bonnaud s’est familiarisé avec les œuvres de René Guénon, philosophe musulman français et sous l’influence de ses œuvres, il s’est converti à l’islam en 1979. Puis il a commencé à faire des études en langue et littérature arabes et sur l’islamologie qui l’a conduit aux écrits d’Henri Corbin sur la gnose chiite.
Avec les orientations d’Amadou Hampâté Bâ, gnostique africain et chef spirituel du tidjanisme, il s’est reconverti au chiisme, adoptant le nom de Yahya.
Yahya Bonnaud a écrit de nombreux ouvrages sur la gnose islamique, la révolution iranienne, l’imam Khomeiny (s) et ses œuvres.

Ce qui suit est une interview qu’il a récemment accordée à l’Agence Internationale de Presse Coranique (IQNA). Nous vous présentons la seconde partie de cette interview :
IQNA : Où se place l’œuvre de René Guénon parmi ces ouvrages ?
René Guénon n’a pas écrit comme spécialiste de l’islam, mais comme celui qui a eu une influence considérable sur la naissance et la progression d’un islam français.
L’islam français et les intellectuels…
Il était le premier musulman français à écrire une œuvre et à susciter d’autres musulmans français et essentiellement les intellectuels. René Guénon est né vers la fin du 19e siècle et mort dans les années 50 au Caire.  Il est devenu musulman au sommet de l’époque coloniale, quelque chose impensable à l’époque. Il y en a eu, par exemple des peintres, des artistes, mais pas des penseurs. Or, lui, il était véritablement un intellectuel de premier ordre.
Son œuvre ne traite pas uniquement de l’islam, mais d’une vision du monde et de l’histoire et des civilisations et du monde moderne. En Iran, on appelle cette approche surtout vision traditionaliste. Il a entraîné les premiers français qui sont devenus musulmans, surtout la plupart des intellectuels.
C’est par l’œuvre de René Guénon qu’ils sont devenus musulmans et qu’ils ont approché l’islam, justement en raison des profondeurs des valeurs spirituelles et intellectuelles de l’islam. Jusqu’à maintenant, tous ceux qui vraiment s’intéressent au sens spirituel de l’islam sont ceux qui sont venus là par l’œuvre de René Guénon.
Corbin ou Guénon
Je pense que le Français le plus important et encore plus important que Corbin au niveau de la connaissance de l’islam en général c’est René Guénon. En deuxième se place Henri Corbin comme spécialiste du chiisme et d’une vision chiite. Ces deux personnalités forment le cœur après il y a d’autres parmi leurs disciples authentiques.
Et en ce moment est-ce qu’il y a des penseurs à travailler sur l’islam ?
En ce moment l’un des grands problèmes c’est que précisément parmi les élèves de Corbin, il y a des gens qui ont le même état d’esprit ou la même vision de Corbin, mais qui n’ont pas d’activités productives trop intellectuelles connues.
Au contraire on a d’autres qui étaient aussi des élèves de Corbin et qui prétendent être un peu ses successeurs et qui sont connus, en particulier Christian Jambet, alors qu’il ne comprend pas les premiers éléments de la philosophie de Molla Sadra, même d’Avicenne et même de la logique. Il écrit et enseigne au nom de Molla Sadra, mais on voit que ses traductions et ses enseignements sont totalement contraires à ce que Molla Sadra a écrit et enseigné.
Naissance d’une vague anti-Corbin
Malheureusement après Henri Corbin—je parle de la situation actuelle—il y a eu toute une vague anti-Corbin dans les milieux universitaires, vague qui existait même de son vivant. Il était une personnalité solide au niveau intellectuel, il dominait la philosophie grecque, la philosophie allemande, la philosophie médiévale, donc il était inébranlable. Les attaques se sont faites plus fort après sa mort, pas seulement en France.
Le courant dominant qui est contre non seulement Corbin mais contre tous ceux qui étaient autour de Corbin, c’est-à-dire, les gens dans le cercle d’Eranos en Suisse, où il se retrouvait chaque année, des gens comme Mircéa Eliade, Carl Gustav Jung, Gershom Scholem pour les soirées, entre autres, de la pensée juive.
On a l’histoire classique des religions, la vision historiciste, sociologique, psychologique etc. et tout a connu un changement radical. Ses vues trouvaient un rival avec l’approche phénoménologique sympathisante, empathisante même plutôt  qui veut approcher et étudier les religions non pas en les disséquant en branches sociologiques, historiques et économique, mais en essayant de comprendre l’esprit et la philosophie du phénomène religieux.
Situation actuelle des études islamologiques
Par contre, la vision ancienne est revenue à l’attaque en particulier avec un livre très important paru aux Etats-Unis écrit pas un Ross Strome, qui est historien des religions, pour qui ces gens-là, Corbin, Eliade, Scholem, ont voulu ramener la religion à l’intérieur de l’université laïque, au nom de la phénoménologie. La phénoménologie n’est donc qu’un moyen pour ramener la religion dans l’université laïque. Il faut s’en débarrasser, lutter contre, et faire revenir la seule histoire des religions, la seule science des religions et que la seule approche possible c’est l’approche historicisante, sociologique, psychologique, économique etc. Voilà la situation actuelle.
J’ai récemment rencontré un professeur de la Sorbonne qui était invité en Iran et qui a donné plusieurs conférences. Je lui ai posé une question sur la situation actuelle. Je lui ai demandé si l’approche d’Henri Corbin et les gens qui se trouvaient autour de lui est encore bien représentée, ou bien, qu’au contraire on recule et que c’est la victoire des anciennes approches ? Il a dit : « Oui la situation est inquiétante pour nous, parce que nous ne sommes qu’une poignée de gens, même un ou deux à défendre l’approche de Corbin et que tous les autres spécialistes ne viennent plus que sur les domaines politique, sociologique, économique, … On n’a plus personne pour s’intéresser vraiment à la pensée et à la spiritualité. »
Au cours de ces dernières années de nombreuses chairs ont été lancées dans les universités des pays européens, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, … pour étudier l’islam. Est-ce que ces chaires d’islamologie ont cherchent à connaître vraiment l’islam ou ces pays veulent connaître les musulmans et les moyens de contrôler les musulmans et les pays islamiques ?
Connaître mais dans quel but ? Et de quelle manière ? En toutes les études sur l’islam, en français, que ce soit par des français ou musulmans Algériens, des musulmans de l’Afrique du Nord, dans toutes les études, la qualité scientifique c’est une chose, mais l’intention ou l’approche selon laquelle elles sont faites, une autre chose. Certaines sont de bonnes études même si elles sont hostiles à l’islam.
C’est pareil pour les chaires. Il y a des chaires d’université qui ne prennent pas en compte que la qualité scientifique du travail et selon les principes de la laïcité, ils ne doivent considérer que la qualité scientifique. Sauf qu’on voit qu’en dehors de la qualité scientifique, on prend aussi en considération l’attitude sympathique ou empathique ou au contraire antipathique ou hostile envers l’islam.
Une approche contraire à celle employée dans les études sur le judaïsme…
C’est spécifique un peu d’ailleurs à l’islam. Vous ne trouvez pas ça dans les études sur le judaïsme. Vous ne trouverez que des professeurs sympathisants et  empathisants du judaïsme, qui enseignent le judaïsme quels que soient les  aspects, que ça soit l’histoire, l’économie ou la religion elle-même. Et dans la religion que ça soit ses aspects anciens, actuels, etc. Quand il s’agit du christianisme la plupart du temps, c’est pareil aussi. Et quand il s’agit de l’hindouisme, du bouddhisme, la plupart du temps c’est la même chose.
Les spécialistes sont en général des gens qui ont du moins de l’empathie envers le sujet ou au moins ne sont pas hostile envers leur  sujet d’étude. Tandis que l’on trouve effectivement une exception pour les chaires concernant l’islam ou l’islamologie ou la connaissance d’un domaine de l’islam, en particulier après Corbin, c’est-à-dire à partir de la victoire de la révolution islamique et vous trouvez qu’essentiellement on a affaire à des gens qui sont choisis pour leur compétence scientifique certes, mais aussi, en même temps, pour avoir une vision plutôt hostile ou critique dans le sens négatif, pas critique dans le sens du sujet supposé, le bien ou le mal, ou le pour et le contre, mais plutôt critique pour avoir seulement un aspect de dénigrement, de contredire, et de critiquer ce qui est dit ou ce qui se passe en islam.
En ce moment, la plupart des études et des chaires, contrairement à ce qui existait auparavant concernent essentiellement les domaines politique, économique, historique contemporains, c’est-à-dire que vous avez de moins en moins de spécialistes de la religion et de la culture musulmanes, que ce soit ancienne ou contemporaine, c’est-à-dire des gens qui s’intéressent à la pensée et à la spiritualité de l’islam et des musulmans et de plus en plus de gens qui se concentrent sur les phénomènes politiques, économiques et sociaux de l’actualité musulmane.
On dira qu’il y a, malheureusement, de plus en plus de chaires d’actualité et de la civilisation des pays musulmans que des chaires qui s’intéressent à la pensée, à la culture et à la religion musulmanes.
Suivra…

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